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Alors que la presse ressasse ad nauseam les variations autour de 50 Shades, je vous propose de découvrir – soyons folles, soyons fous – un roman injustement méconnu qui n’est ni écrit avec les pieds, ni un harlequin déguisé, où il n’est pas question de « guérir » qui que ce soit de ses « perversions » et surtout qui ne confond pas bdsm et relation abusive.
Ce roman, c’est L’image de Jean de Berg, alias Jeanne de Berg, alias Catherine Robbe-Grillet, dont j’ai déjà parlé ici.
Quand elle le publie en 1956, sous un nom d’homme, elle n’a que 26 ans et un style à la fois sobre et remarquablement affuté. Comme pour Histoire d’O, publié deux ans auparavant – L’image est d’ailleurs dédié à Pauline Réage – on refuse de croire qu’une femme puisse mettre en scène de tels fantasmes.
Et pourtant.
De quoi est-il question ? Voici ce qu’en dit la quatrième de couverture :
Tout commence par un jeu de regards, lors d’une soirée parisienne. Jean admire la beauté de Claire qui semble à peine le voir. Ses yeux de photographe (c’est là son métier) ne quittent pas Anne, une toute jeune fille, son modèle. Son esclave aussi, comme il apparaît bientôt à Jean dans les jardins de Bagatelle où d’autres jeux s’esquissent. Tenté, provoqué, Jean cesse d’être simple spectateur… Il deviendra bourreau dans ce studio de la Rive gauche où tout semble conçu pour les entraîner tous trois au paroxysme d’un rituel cruel et pervers. Bourreau mais non point maître, Jean le découvre… Même enchaînée, à genoux, suppliante, n’est-ce pas la femme, en fin de compte, qui commande ?
La réalité de l’intrigue est plus subtile que ce que peuvent laisser penser les deux dernières phrases, mais il n’en demeure pas moins que ce roman sulfureux en diable met surtout en avant une liberté féminine inaliénable. Contrairement à Histoire d’O, où l’héroïne se livre par amour, par contrainte et par mystique sacrificielle, c’est le désir qui est le moteur des trois personnages.
Ici, ce sont des femmes qui initient l’homme. Jean, le narrateur, est invité dans leur jeux à titre de témoin, de spectateur et de voyeur. En ce sens, c’est aussi une extension du lecteur ou de la lectrice. Avec lui, on découvre avec stupeur puis intérêt le lien qui unit la soumise et sa maîtresse. Puis l’observation se fait participante, et le témoin devient acteur.
Mais alors même que Claire lui a donné tout pouvoir sur Anne, sa victime, il est clairement sous-entendu à maintes reprise que cette obéissance n’a aucun fond en soi, aucune légitimité réelle.
Quand le narrateur croise par hasard la jeune fille dans une librairie et se montre entreprenant, elle l’envoie paitre le plus naturellement du monde, lui signifiant explicitement qu’elle ne lui doit rien.
Et même quand Jean s’en plaint à la dominatrice, il est clair pour tous les deux – et explicité dans le texte – que cette « faute » n’est qu’un prétexte artificiel pour la punir. C’est une des nombreuses choses qui me plaisent dans ce roman : l’obéissance n’est pas essentialisée, elle n’est pas dans la « nature » de la jeune fille (aberrations que l’on peut lire ailleurs), c’est une création destinée à rendre le jeu possible.
Par ailleurs, et c’est un autre aspect essentiel, la frontière entre dominant-e et dominé-e est ténue et fluide, ce qui renvoie au parcours de Catherine Robbe-Grillet elle-même, qui de soumise se fit dominatrice. Dans son monde, rien de figé ou d’immuable : les personnages comme leurs motivations sont complexes, l’imaginaire bourreau-victime est porteur d’enjeux érotiques et esthétiques forts, mais n’est détenteur d’aucune vérité.
Le titre n’a rien d’anodin : la photographie et la mise en scène sont des thèmes centraux du livre dans la (re)création d’une esthétique et d’une iconographie sado-masochiste, annonciatrices des cérémonies futures de Jeanne de Berg.
Hors de cette création définie par le jeu, chacun-e est libre.
Ce qui rend toute reddition d’autant plus scandaleuse.
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